Il était quatorze heures trente passés. Mina Torres faisait du ménage en tentant de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller son fils, réflexe stupide en sachant qu'il retirait son appareil pour dormir et donc, que par conséquent, Leandro n'entendait rien. Ce dernier était étalé sur le ventre, simplement vêtu d'un caleçon ample, le drap tombant sur sa chute de rein et le visage écrasé contre son oreiller de plumes. Il ne dormait pas. Il avait du mal à dormir depuis deux mois, revoyant sans cesse ce moment où ce chauffard dingue avait foncé droit vers sa voiture pour que cette dernière fonce dans un arbre et détruise sa vie. En bas, l'aspirateur cessa. Mina Torres alla jusqu'à la chambre de son fils et poussa discrètement la porte de celle-ci. Aussitôt, Leandro fit mine de dormir. Discrètement, à pas furtifs, Mina ramassa le linge sale qui traînait et s'accumulait dans la pièce qui sentait mauvais le renfermé. La sonnerie retentit alors dans le petit appartement du danseur. Les bras chargés de vêtements, elle alla ouvrir alors que Leandro rouvrait doucement les yeux pour vérifier si sa mère n'était plus là. Il n'entendait plus rien. Le silence le plus absolu, pas même un bourdonnement. Oh non, ça, c'était ce qu'il entendait dans ce fichu sonotone qu'il détestait porter et qu'il ne portait pas, d'ailleurs, la plupart du temps, tapant plutôt des messages sur son téléphone pour parler en attendant de savoir correctement lire sur les lèvres. Il prenait des cours tous les jours, d'une heure, sa seule sortie. Désormais, Leandro n'allait plus au studio. Il n'allait plus nul part. En fait, il se contentait juste de survivre dans un monde où il n'entendrait plus jamais une musique avec un son authentique. Leandro roula sur le dos en soupirant. Il détestait sa vie presque autant que l'homme, l'inconnu qui l'avait brisé.

Leandro n'entend pas Mackenzie arriver ni parler mais il la voit, déterminée, se dirigeant vers la fenêtre tout en bougeant les lèvres. Elle lui parle sauf qu'il ne porte pas son sonotone et donc, il ne comprend rien. En émergeant, il n'arrive pas à lire sur les lèvres et s'il en faisait l'effort, il ne capterait qu'un mot ou deux, pas assez pour comprendre. La lumière l'aveugle et Leandro recouvre son visage de son oreiller tout en tendant le bras, à l'aveugle, pour rechercher ses appareils auditifs. A contre-coeur, Leandro retire l'oreiller de son visage et s'asseoit sur le lit, ses sourcils épais froncés. Il dévisage sa partenaire de danse depuis quelques mois maintenant, Mack. « Referme le rideau ! ». Leandro parle très fort et articule avec exagération. Il ne sait pas qu'il parle si fort ni qu'il articule trop. Il ne s'entend pas, après tout ou du moins, il entend des sons confus dans sa tête. Il prend son oreiller et l'envoie sur la ballerine tout en grommellant : maintenant, il ne peut plus se recoucher dessus. Quel con, bon dieu ! En tirant une tête de six pieds de long, Leandro sort de son lit, laissant voir son torse finement ciselé et une ligne virile de poils descendant de son nombril en dessous de l'élastique de son caleçon. Il fit trois pas vers sa commode et prit simplement son paquet de cigarettes. Une nouveauté, très mauvaise pour son souffle et pour la danse. Mais pourquoi ne fumerait-il pas, maintenant qu'il n'a plus besoin de souffle puisque la danse est derrière lui ? N'ayant aucune envie de parler, Leandro prend son téléphone et tape un message à la brune. « Pourquoi t'es là ? ». Il ébourriffe ses cheveux bruns, désormais en désordre et regarde Mack, attendant une réponse. Elle est vraiment mignonne, bordel. Mais comment, maintenant, une fille comme elle pourrait s'intéresser à un gars comme lui ?

Leandro règle ses appareils auditifs pour pouvoir entendre, même en écho, ce que lui dit Mackenzie et avoir une conversation aussi normale peut en être une dans la situation où l'un entend mal et crie. Mack refuse de refermer les rideaux, à son grand dam ; à nouveau, le cubain lève les yeux en l'air. Il se fait subtiliser son paquet de cigarettes avec virulence : visiblement, la ballerine n'apprécie pas sa nouvelle habitude, sa consommation de nicotine. Leandro ne réprime pas un soupir agacé alors qu'elle lui parle sans ménagement. « Oui, Maman » réplique Leandro avec sarcasme alors qu'elle le bouscule et le presse. Mack va certainement vouloir aller au studio de danse même si le jeune homme ne veut plus re-danser. Il n'a pas dansé depuis son accident et a déjà perdu de sa souplesse, il le sait. Mack a néanmoins un grand pouvoir de persuasion, ne sait-on jamais si elle parvient à le convaincre de danser si bien qu'il ne prend pas la peine d'aller prendre une douche et enfile directement un jogging et un tee-shirt noir. Habillé à la va-vite, pas dans ses habitudes de jeune homme charmeur ou du moins désormais habituel depuis deux mois. Il s'observe rapidement dans le miroir pour dompter sa tignasse brune. Il a l'impression qu'on ne voit que les deux prothèses dans ses oreilles. Leandro commence à soulever du linge sale que Mina n'a pas encore ramassé pour chercher ses baskets montantes. « Je te préviens, Mack, dans une heure, je rentre ! ». Une heure, ça lui semble déjà insurmontable alors il faudra qu'elle s'en contente. Leandro sautille sur place pour mettre ses chaussures. Il glisse son téléphone dans sa poche et adresse un regard mécontent à sa partenaire. « Et pas de danse ! », s'écrie-t-il, menaçant. Il refuse. Il ne veut pas. Plus de danse, son rêve est fini, brisé contre un arbre, comme sa voiture et sa vie, à cause de ce chauffard irresponsable.

Mackenzie a raison : sortir de chez lui ne va pas le tuer mais quand il le fait, Leandro a l'impression que tout le monde voit son handicap ou comme le pauvre type qui a perdu l'audition dans un accident de la route avec délit de fuite à la clef. Comme si elle lit en lui, Mack lui dit que ses appareils auditifs, dont elle ne parvient pas à se souvenir du nom – ne se voient pas. Leandro se tourne vers le miroir. Lui, il ne voit que ça. Il hausse les épaules, pas convaincu pour un sous mais ne préfère rien répondre car il la connaît la brune, à force de passer des heures avec elle à danser ou même à discuter car ils sont également amis en plus d'être partenaires, et sait qu'elle est obstinée. Têtue comme une mule si ce n'est pire. Mack sourit alors qu'il refuse de danser. Et là, Leandro lui offre un sourire en coin parce qu'il craque : elle est trop belle quand elle sourit comme ça, avec son air malicieux de gamine. Il sort de sa chambre et attrape sa veste dans l'entrée. Mina Torres observe son fils et offre un sourire jusqu'aux oreilles à Mack : elle le fait sortir de sa couette, de sa grotte d'ours sauvage et mal léché. Elle lui adresse un remerciement silencieux, reconnaissante. Il attend d'être sorti de son appartement pour répondre à la question de la danse parce qu'il ne veut pas que sa mère lui tape sur les doigts pour son aigreur. « Tu comprends pas Mack » réplique Leandro. Il se tourne vers la brune. « La danse, c'est terminé pour moi ». Son cœur se serre en disant cela et pourtant, il l'a décidé.

Mack lui tient le bras. Leandro a du mal à masquer son trouble. A la danse, il le peut, derrière ses pas et ses pirouettes mais maintenant, c'est plus délicat. Il aime beaucoup Mack. Plus qu'une amie, plus qu'une partenaire de danse mais c'est difficile à avouer, encore plus depuis son accident. Mack est pleine d'espoir, convaincue qu'il dansera de nouveau mais Leandro ne voit vraiment pas comment cela est possible sans entendre la musique. L'histoire des vibrations c'est fou, à ses yeux. Il a essayé, une fois et il ne sentait strictement rien : il est ressorti encore plus frustré de cette expérience. Mackenzie pose sa tête sur son épaule. Le danseur cubain tourne légèrement son visage, son nez s'enfouissant dans ses cheveux bruns. Il respire profondément le parfum de son shampoing. Son cœur bat follement dans sa poitrine alors qu'elle le convaint qu'il ira danser, encore et qu'elle sera toujours là, à ses côtés. Il est sceptique, Leandro. « Cela te gonflera tôt ou tard de t'occuper d'un sourdingue comme moi », réplique-t-il. Il est convaincu qu'il finira sa vie seul et que même sa mère en aura marre de son handicap et finira par partir. Il redresse la tête et regarde droit devant lui tout en continuant à avancer. Leandro a du mal à exprimer ses sentiments, sa peur viscérale de l'abandon. « Y'a pas de nous, y'a plus », poursuit-il. Pourtant, il existe réellement ce nous mais ni l'un ni l'autre ne semblent l'admettre ou du moins, Mack si, mais pour la danse. Il y a une alchimie entre eux, provoquée par leur passion mais elle semble dépassée tout cela, également. « Mackenzie, pourquoi t'es là ? Pourquoi tu restes ? », qu'il lui demande, parce que sincèrement, il ne voit pas pourquoi une fille comme elle reste avec un sale type comme lui qui entend mal et qui est grincheux à souhait. Elle finira par lui faire mal en l'abandonnant ou lui, finira par la briser comme une poupée désarticulée avec son aigreur dingue.

Leandro a peur de l'abandon. C'est une père viscérale qui s'est insinué en lui quand il était pourtant paradoxalement très entouré par les secours et par son sauveur qui le sortait des décombres de sa voiture. Paradoxe aussi lorsque l'on sait que sa mère a tout quitté pour retourner s'installer dans son appartement à lui et coucher sur le canapé pour prendre soin de son fils. Quand on sait que Mackenzie est toujours là même s'ils ne dansent plus, ce qui les a rapprochés et fait se connaître. Il hausse des épaules. Il ne sait pas quoi répondre. Il a juste peur c'est tout mais il a trop de fierté pour admettre qu'il craint cela. Leandro est soulagé alors que Mack s'évertue à lui dire qu'elle va rester et que son aigreur ne suffira pas à la repousser. D'un côté, cela lui fait grand bien mais de l'autre, qu'elle reste ne l'aide pas. Il est amoureux d'elle, putain, même s'il ne l'admet pas. Et c'est trop dur d'être près d'elle sans entendre le véritable son de sa voix ni sans pouvoir la prendre dans ses bras. Mack parle d'envie et de tenir à lui. Leandro a envie d'elle et tient à elle bien plus qu'il ne le fait paraître. Il se tourne vers elle et pose ses yeux noirs sur son visage angélique. « Merci », articule-t-il. Il aurait voulu pouvoir chuchoter ce mot, intime, qui n'appartient qu'à elle mais il ne peut plus chuchoter. Il a l'impression de parler sans son s'il fait ça. La main du cubain effleure celle de la danseuse. Il en a des frissons. Il retire sa main et la cache dans la poche de son jogging. « Tu veux aller où ? », demande-t-il finalement, décidé à sortir et à profiter de l'air frais qui lui fait du bien.